Mais de quel niveau parlez-vous?

Ces dernières semaines, j’ai eu plusieurs discussions avec nos élèves qui comportaient une certaine comparaison entre Rivendell et l’école traditionnelle. Certains pensent qu’il « avancerait plus vite à l’école publique qu’à l’école Rivendell », d’autres qu’à Rivendell, « on n’arrive pas à avoir le même niveau qu’à l’école publique ».  Plusieurs se demandent comment ils feraient s’ils devaient un jour rejoindre le public, considérant qu’ils seraient à la traîne et qu’il passerait un temps fou à tout rattraper.

Je décèle ainsi que nos élèves se représentent Rivendell comme une école certes très sympa, mais moins exigeante et moins performante que l’école publique, que nos enseignements ne sont pas suffisants pour acquérir le bon niveau. Et si les élèves pensent cela, je me demande ce que vous, les parents, vous en pensez et vous en dites…

De mon côté, je connais bien notre plan d’étude et ses exigences. Je forme les futurs enseignants du degré primaire, secondaire I et secondaire II. J’ai enseigné le français à des 11H au niveau prégymnasial (le plus élevé), j’ai donc vu où nous devions amener nos élèves. J’enseigne actuellement au secondaire II et constate ce qui est attendu de l’école obligatoire. Or, ce que j’observe, c’est que mes élèves à Rivendell ne sont en aucun cas à la traîne, loin de là. Je suis ainsi convaincu que notre école offre une formation de grande qualité et que nos élèves ont tous loisir de développer au moins autant de compétence qu’à l’école publique.

Mais alors, comment se fait-il qu’autant de personnes en doutent et que ce soit sans cette remise en question ? En y réfléchissant, j’ai plusieurs hypothèses :

  1. À Rivendell, les élèves s’épanouissent et prennent souvent du plaisir à apprendre, ce qui peut leur fait oublier qu’ils sont en train d’apprendre et de travailler. Je constate que beaucoup de personnes sont coincées dans la croyance qu’apprendre doit nécessairement se faire dans la douleur et la peine. Beaucoup croient que pour être sérieux, l’apprentissage doit faire mal, il faut que ce soit long et difficile, rébarbatif, nécessitant un effort important. Peut-être que certains transmettent ainsi leur propre souvenir d’une scolarité souvent malheureuse, ou il a fallu soumettre sa volonté une disciple de fer. Et cette discipline devient un bien qu’il faut chercher. Alors si c’est trop plaisant, si ça parait trop facile, si on ne voit pas le temps passer, si c’est sympa, c’est sûr que c’est parce qu’on n’est pas en train de travailler et d’apprendre correctement. Certes, apprendre requiert un inconfort, puisqu’il s’agit de plonger dans l’inconnu, se remettre en question et faire l’effort de déconstruire ce que l’on sait pour construire un nouvel édifice, plus grand et plus solide. Mais est-ce que cela signifie qu’il soit nécessairement douloureux ? À Rivendell, nous croyons que chacun d’entre nous, nous sommes faits pour le travail et l’effort, nous sommes faits pour apprendre et pour nous dépasser. Mais cela n’a en rien à être douloureux, ennuyeux ou malaisant. Au contraire, il s’agit d’une aventure qui vaut la peine d’être vécue, et que l’on peut sans aucun doute aborder avec enthousiasme et persévérance. Apprendre n’a pas besoin d’être une souffrance pour être une réussite.
  • À Rivendell, nous développons une didactique très différente des approches traditionnelles et nous ne valorisons pas le bachotage, le bourrage de crâne ou le raccrochage. Nous ne sommes que très peu enclins à formater nos élèves à rendre leurs documents uniformes, de manière à ce qu’ils répondent à des attentes très précises, choisis unilatéralement par l’enseignant. Oui, notre cadrage est plus large. Et cela pourrait porter certain à croire que nous sommes moins exigeants, que nous n’avons que faire de l’excellence. Certes, imposer une telle rigueur pourrait amener le développement d’une discipline personnelle, éviter les débordements et amener une soumission à l’autorité qui pourrait être perçue comme bienvenue. Mais à quel prix ? À Rivendell, nous croyons que notre monde n’a pas besoin de petit soldat propre, obéissant et perfectionniste, mais bien plutôt de personnes créatives, capables de penser hors des cadres et de développer de nouvelles idées. Nous considérons ainsi que notre exigence ne devrait pas se porter sur une fiche, une méthodologie scolaire ou un savoir stérile, mais sur des réflexions éthiques qui poussent à agir pour le bien commun, sur les motivations qui anime nos cœurs, sur un investissement personnel de tous les instants, sur le maintien de relation saine et pacifiée. Il y a d’autre manière d’apprendre la discipline qu’une didactique scolaire aliénante. Peut-être que la discipline que nous souhaitons nous voir développer prendra plus de temps à maturer, mais elle portera du fruit bien plus en abondance. J’ai l’impression que nos méthodes peu courantes, inhabituelles et (j’ose) innovantes sont parfois désécurisâtes et amène certaines personnes à douter et à penser que ce n’est somme toute pas très sérieux. Et cela s’accentue lorsque les fruits prennent un peu plus de temps à apparaître. 
  • À Rivendell, les élèves sont responsables de leurs apprentissages, ils ont le choix d’y entrer ou de stagner. Ils jouissent d’une grande liberté. Et cette liberté me semble trop souvent être perçue comme un manque de cadre, une faiblesse qui nivelle les élèves vers le bas. Pourtant, je ne sais pas si vous l’aviez déjà remarqué, mais nos enseignants disposent d’une formation de haut niveau et semblent doublés de très riches expériences de vie. Ils sont capables d’offrir un enseignement de grande qualité.  Et au vu de leur dévouement, je doute qu’ils manquent de professionnalisme ou de motivation. Je crois qu’ils souhaitent donner tout ce qu’ils ont, et qu’ils sont largement capables de transmettre bien plus que le niveau attendu dans notre plan d’étude. Il est vrai cependant que notre pédagogie nous amène à ne pas chercher à obtenir du travail sous pression ou contrainte. Nos élèves peuvent passer à côté, et oui, certains en profitent. C’est le prix à payer pour une pédagogie de la confiance, qui cherche à développer le cœur de nos enfants, et pas seulement leurs esprits. Dans les faits, nous n’abandonnons personne, nous sommes constamment en train de stimuler, d’inviter, d’inciter, d’engager les élèves.  Mais nous attendons qu’ils soient demandeurs, qu’ils viennent chercher, qu’ils posent des questions. Même la sagesse populaire sait bien qu’on ne saurait faire boire un âne qui n’a pas soif (pardonnez-moi l’analogie involontaire). Nous cherchons à faire travailler nos élèves sur leurs motivations profondes, sur leur autonomie, sur leur capacité à se mettre en route et à agir, à se fixer des objectifs. Nous considérons en effet que de développer sa motivation propre est l’apprentissage le plus important, le plus déterminant et à bien des égards le plus difficile. Je crois qu’à ce niveau-là, nous faisons preuve d’une rare exigence !
  • À Rivendell, nous ne mettons pas de note. Et cette absence de note est souvent perçue comme une absence d’évaluation. Ne pas mettre de note, n’est-ce pas être trop gentil en essayant de ne pas mettre l’élève en face de ses échecs, de es manques ou des conséquences de son manque de travail ? N’est-ce pas se priver de récompenser dignement un élève pour son travail, pour la seule raison que nous avons peur de démontrer à un autre qu’il n’est pas à la hauteur ? Parfois j’ai l’impression que notre refus des notes est jugé comme un refus bienpensant de la compétition et de la récompense, qui pourtant prévalent largement dans le reste de notre monde. Nous passons pour des naïfs de ne pas nous aussi valoriser la comparaison et de l’utiliser (avec bienveillance bien sûr) pour pousser les élèves vers le haut, vers plus d’excellence. En réalité, notre refus de la note a des racines bien plus profondes : la note simplifie l’évaluation, communique de manière lacunaire et biaisée les informations concernant un phénomène ultra complexe, l’apprentissage. Nos élèves, et biens souvent nous aussi, les adultes, sommes très rapidement happés et contaminés par la facilité et l’omniprésence de l’évaluation notée. Et nous passons trop souvent à côté de l’essentiel, du goût de l’effort, du travail acharné pour des résultats qui sont bien là, mais ne correspondent pas assez exactement aux objectifs. Je constate les jours dans mes établissements publics les dégâts de la pensée notée, qui amène à la médiocrité et à la soumission aveugle. Soyez assuré que le refus de la note est murement réfléchi et argumenté. Nous n’utilisons pas les notes, et pourtant, je constate à de nombreuses reprises que dans notre école, les élèves sont enseignés sur comment s’évaluer et comment être évalué par autrui de manière juste, intransigeante et exigeante. Mais ces évaluations ne peuvent en aucun cas être résumées à une note qui tombe de nulle part, elles sont bien plus complexes et approfondies, et donne à l’enfant qui arrive à sortir d’une vision simpliste et biaisée de l’évaluation traditionnelle les ressources pour s’améliorer.
  • Ne nous voilons pas la face : une partie de nos élèves sont arrivés chez nous suite à des difficultés scolaires. Ils n’avaient déjà pas le niveau en arrivant. Et à l’école publique, on aurait même pu être amené à considérer que leur simple présence tirait le niveau de la classe vers le bas, puisqu’il fallait sans cesse que l’enseignant s’interrompe pour s’occuper de lui. Les parents d’élèves n’ayant pas de difficulté se plaignent alors que leur enfant est pénalisé et que ce n’est pas juste. Or, à Rivendell, force est de constater que la proportion de ce genre d’élève par classe est assez élevée. Normal donc que nous ne réussissions pas à donner un bon niveau ! Cette façon de penser est à la fois immorale et fausse. Elle occulte toute la richesse de la diversité. À Rivendell, nous ne considérons pas les manques de l’enfant, mais nous valorisons ses ressources et ses spécificités. Ainsi, l’élève n’est pas considéré comme ayant un niveau scolaire insuffisant, mais comme une personne en plein apprentissage, avec un potentiel de folie ! Aucun élève ne sera jamais considéré comme un boulet : un élève, c’est une personne précieuse, qui a une destinée royale !

Rivendell, c’est une autre pédagogie, une autre didactique, un autre cadre, une autre approche, une autre éducation. Nous comparer à l’école traditionnelle, c’est comparer un chat avec une pieuvre. C’est comparer l’incomparable.

Certes, nous sommes une école. Mais notre vision diffère sur de très nombreux points d’avec l’enseignement traditionnel, en premier lieu sur les valeurs. Nous ne plaçons pas les curseurs au même endroit, nous ne valorisons pas les mêmes choses, nous avons des buts et des attentes bien différentes. Nous ne validons pas les objectifs du PER de la même manière : ce sont les mêmes objectifs, mais nous les voyons de manière interconnectée, alors qu’ils sont généralement vus de manière cloisonnée. L’enseignement et l’évaluation ne peuvent ainsi qu’être différents de ce qui est connu et reconnu. Notre excellence n’est pas celle de la pédagogie traditionnelle. Nous ne concevons pas la réussite ou l’échec de la même manière.

Alors oui, nos résultats ne sont pas identiques. Si vous voulez tester l’orthographe de nos élèves avec une dictée, le résultat sera très certainement moins bon que celui d’une classe de l’école publique, parce que chez nous, l’orthographe n’est pas considérée comme une valeur déterminante. Que l’on nous pardonne et que l’on nous donne un correcteur informatique (pour ne pas dire une IA), et le tour est joué, les erreurs disparaissent. Mais si vous voulez tester l’esprit critique et l’argumentation, nos élèves sortiront du lot. Parce que nous encourageons leur créativité, leur esprit critique et leur liberté de penser au quotidien. Et ça, aucune IA n’est capable de rivaliser.

Je me réjouis tellement du jour où ces enseignements permettront à nos élèves d’oser remettre en question le sacrosaint dictat du niveau scolaire d’une école traditionnelle, et qu’ils chercheront à évaluer la réussite, l’échec et l’excellence avec un nouveau point de vue. Qui sait, ça pourrait changer le monde ! Et nous, les adultes, comment les accompagner sur cette route divergente?

Joaquim Sieber

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